V. Y a-t-il des allusions dans l’œuvre de Gauguin?
Il y a, en effet, de nombreux indices iconographiques qui témoignent de l’implication de Gauguin dans le drame de l’oreille. Cela n’est pas surprenant de la part d’un des membres leaders du mouvement symboliste. Abstraction faite des caricatures du commissaire d’Ornano (voir plus haut), l’implication de Gauguin ressort de quelques ouvrages étranges, qu’il a créés à Paris pendant les premières semaines après sa fuite d’Arles.
Premièrement, le tableau «ICTUS», où il mélange plusieurs techniques. Il représente un personnage androgyne qui fait le geste d’offrir son oreille gauche au regard du spectateur [ill. 2]11. La présentation de l’oreille gauche combinée avec celle d’un poisson portant l’inscription «ICTUS» derrière la tête du jeune personnage sont des allusions visibles à l’incident de l’oreille avec Van Gogh: le poisson symbolise le silence, et dans le jargon des escrimeurs «Ictus» est un coup porté ou une touche (voir plus bas, et question XI).
Illustration 2
Deuxièmement, un vase bizarre en terre cuite en forme d’autoportrait: le pouce appuyant sur la bouche [ill. 3]12 les traits angoissés et effrayés montrent un Gauguin qui doit se taire.
Illustration 3
Troisièmement, une cruche à anse en céramique en forme d’autoportrait aux yeux fermés, oreilles manquantes avec une coulure de vernis rouge sang [ill. 4]13 se rapporte directement aux événements récents concernant l’oreille de Van Gogh. Comme dans une inversion psychologique, l’auteur d’un acte se substitue à la victime.
Illustration 4
Ces créations et certainement d’autres travaux de Gauguin après 1889, y compris ses quatre tableaux aux tournesols avec «l’œil» peints à Tahiti en 1901, [ill. 5]14 seront à réinterpréter à la lumière de sa responsabilité dans le drame de l’oreille.
... Lire plus
Illustration 5, link to source
---
Ictus
Un indice supplémentaire se trouve dans la mention réitérée du mot «ictus» dans les esquisses de Gauguin et dans le tableau intitulé ainsi [ill. 2].
«Ictus» a plusieurs significations. L’acrostiche ICTUS est l’abréviation de «Jésus Christ, fils de Dieu, Sauveur» et le mot grec «ichthys» signifie «poisson». Les premiers Chrétiens dans la Rome antique utilisaient le tracé d’un poisson comme signe de reconnaissance, de symbole secret de leur communauté et comme avertissement de rester «muet comme une carpe». En pathologie, «Ictus» possède également une signification: celle d’une manifestation morbide violente et soudaine, un infarctus ou une crise d’épilepsie par exemple. Et en latin, le mot signifie «coup, botte, estocade, lancement»; dans le jargon des escrimeurs, il indique une touche.
Gauguin ajouta à la fin de la lettre de Van Gogh du 21 janvier 1889 le contour d’un poisson avec la légende «ICTUS» juste à l’endroit où Vincent avait écrit «avant de tomber malade».15 Ainsi, il révéla ce qui se cachait derrière cette «maladie».
A la page 220 de son carnet d’esquisses d’Arles, Gauguin avait noté quelques mots-clefs qui se référaient à ses conversations avec Vincent, entre autres: «Saul, Paul, Ictus», rappelant probablement des discussions sur des sujets religieux entre les deux amis.
Mais à la page 221 de ce carnet, le mot «ictus» saute aux yeux. Il n’est pas entouré d’un poisson, mais d’un ovale qui ressemble à une oreille humaine tranchée [ill. 6].
Illustration 6, Gauguin, sketchbook, p. 221
Comment ne pas y voir une allusion au drame de l’oreille et au coup (ictus) qui l’a tranchée? Et ce n’est pas tout: au-dessus de cette esquisse se trouvent quelques gribouillages, un «8» et deux traits en zigzag qui se terminent par un trait vertical qui finit à droite. Ces griffonnages au-dessus de l’inscription «ictus» ne sont pas dus au hasard, mais signifient quelque chose. D’autant plus qu’aucune autre page du carnet ne contient des tracés semblables. Il faut les interpréter comme les transpositions graphiques de certains mouvements de l’escrimeur: Gauguin reconstruit par là le geste avec lequel il a tranché l’oreille de Vincent. («ictus»!).
11. Paul Gauguin, "Ictus" (1889); Watercolour and oil on paper; Collection Daniel Malingue: see Merlhès 1989, p.195; Druick/ Zegers 2001, p.279; Kaufmann/Wildegans 2008, p. 326-327. ↩
12. Paul Gauguin,, Glazed ceramic mug in form of a self-portrait, spring 1889 [B 53, G 66], Musée d'Orsay; see also Gösta Svenaeus: "Gauguin and van Gogh", in "Vincent" – Bulletin of the Rijksmuseum Vincent van Gogh, Vol 4 (1976), p. 22.; and: Druick/ Zegers 2001, p. 281.↩
13. Paul Gauguin, Glazed ceramic cup with handle in form of a self-portrait, ca. 1 Feb.1889 [B 48, G 65]; see Svenaeus ib., p.25, Druick/ Zegers 2001, p. 267, Kaufmann/Wildegans 2008, p. 333-334.↩
14. Gauguin, Sunflowers on an armchair, 1901 [W 603], see also [W 604], [W 605], and [W 606]↩
15. VvG to Paul Gauguin, 21 January 1889; Letters no. 739, see there also annotation [3] in vol.4, p.394↩